« Power is no longer measured in land, labour
or capital, but by access to information and the means
to disseminate it. » Radical Software, Numéro
# 1 (Traduction libre : Le pouvoir ne se mesure
plus en fonction du territoire, du travail ou du capital,
mais plutôt par l'accès à l'information
et par les moyens de la diffuser.)
Les fondateurs de Radical Software (RS),
et le collectif Raindance
qui le publiait, sentaient qu'ils avaient une chance
unique d'avoir un impact considérable sur l'avenir.
Pour l'équipe originelle - Beryl Korot, Phyllis
Gershuny et Ira Schneider - et tous les membres de Raindance
ainsi que les artistes et auteurs qui collaboraient
à ce remarquable journal, Radical Software
représentait une tentative de contribuer à
amorcer une révolution dans l'univers des communications.
La fin des années 1960 et le début des
années 1970 étaient une époque
de bouleversement social - et comme pour toute période
de ce genre, une époque que ne comprenaient pas
pleinement ceux qui la vivaient. Une des choses que
l'équipe saisissait bien, c'est que le développement
et la disponibilité croissante de nouveau matériel
vidéo révolutionnaire pouvaient jouer
un rôle déterminant dans l'accélération
du changement social que ses membres recherchaient.
En tant que disciples de Marcuse, ils savaient que le
changement ne surviendrait qu'en accroissant la pression
sociale. Ils comprenaient, grâce à la lecture
de Buckminster Fuller, Gregory Bateson et Marshall McLuhan,
qu'il fallait changer non pas les machines mais les
instructions à suivre pour les utiliser. Les
implications sociales étaient évidentes
: va pour la technologie radicale mais ce qui manquait
cruellement, c'était du contenu radical.
L'idée de ce journal a surgi à l'automne
de 1969, juste après le festival de Woodstock.
La Guerre du Vietnam faisait rage; une génération
auparavant impuissante et sans voix aux États-Unis
et à l'étranger constatait qu'elle ne
pouvait plus se fier aux gouvernements ou aux quotidiens
et aux réseaux de télévision pour
communiquer la vérité sauf celle au service
de l'ordre qui régnait.
L'assassinat de Martin Luther King a exacerbé
le sentiment d'une inéluctable guerre de races.
La présidence toxique de Nixon a amplifié
le sentiment d'aliénation et de désespoir,
mais a incité beaucoup de gens à imaginer
des solutions de rechange à la culture meurtrière
et sans âme dans laquelle ils croyaient baigner.
Le désir de créer de nouvelles structures
culturelles était une authentique tentative pour
aider une génération à sortir du
désert dans lequel beaucoup se sentaient piégés.
Ce collectif d'artistes, d'auteurs, de musiciens et
de cinéastes avaient une vision commune. Il a
imaginé un ordre social au sein duquel former
de nouvelles sortes de communautés qu'on maintiendrait
grâce au développement d'un réseau
interrelié d'intelligence partagée, un
concept incarné dans la pensée de Teilhard
de Chardin, un prêtre jésuite, paléontologue
et philosophe. Gene Youngblood a qualifié ce
concept de Videosphere (vidéosphère).
Le collectif a imaginé un univers au sein duquel
il était possible de discuter librement et ouvertement
des idées et des valeurs, hors du cadre institutionnel
existant et en opposition active à la vision
du monde conçue et entretenue par la télévision
commerciale. Il proposait non seulement une restructuration
du pouvoir mais aussi un nouvel ordre de l'information
en vue de transformer, voire éliminer l'idée
même de la structure hiérarchique du pouvoir.
C'était cinq ans avant que la notion du nouvel
ordre mondial de l'information ne cherche à équilibrer
la consommation et la production de nouvelles et d'autres
formes de communications de masse par les pays industrialisés
et les pays du tiers-monde.
Le collectif a imaginé des communautés
en mesure de se régénérer au sein
desquelles la passion de l'esthétique et l'amour
des connaissances remplaceraient les forces aliénantes
du puissant capital. Il a imaginé un univers
où les formes poétiques serviraient d'antidote
au barrage incessant de propagande commerciale. Nam
June Paik noterait, en paraphrasant Hegel dans le premier
numéro de Radical Software, que « Ce
qui est plus éducatif est davantage esthétique
et ce qui est davantage esthétique est davantage
éducatif ».
Aux yeux de ces gens, Radical Software servirait
de plateforme pour explorer des solutions de rechange
à la structure dominante des médias de
masse, et y parviendrait en conjuguant le style subjectif
du nouveau journalisme avec le format non affecté
de l'édition à compte d'auteur du Whole
Earth Catalog. Les lecteurs seraient invités
à copier tout ce qu'ils désiraient et
à le diffuser à leur guise. Radical
Software ne se présenterait pas avec affectation
comme un magazine d'art, mais plutôt comme une
forme d'activisme social et de sculpture environnementale.
Ce serait un forum, un magazine pratique sur la vidéo
destiné aux téméraires, un système
rudimentaire de marketing et de distribution pour la
communauté naissante, et un journal de spéculation
philosophique et d'opinion politique pour tous ceux
qui partageaient leur vision.
RS prendrait au sérieux toute la gamme des enjeux
sociaux, technologiques et artistiques à redéfinir.
Il s'agissait de susciter un débat sans prétention.
Les quatre premiers numéros de RS avaient un
aspect artisanal - un style communautaire conforme aux
valeurs épousées par le journal.
La motivation première était claire pour
tous les membres du collectif ainsi que pour le lectorat
grandissant qui dévorait chaque numéro
successif : la technologie pouvait nous avoir conduits
au seuil de la destruction mondiale, pourrait avoir
permis l'harmonisation du pouvoir et de l'argent qui
nous maintenait à deux doigts de la dévastation,
pourtant la technologie n'est pas notre ennemi. En fait,
bien développées et gérées
avec humanité, les nouvelles technologies de
communications avaient le pouvoir de susciter quelque
chose de vraiment révolutionnaire.
Avec le recul maintenant possible en 2003, la promesse
libératrice de la télévision par
câble, par exemple, semble naïve. Dans le
même ordre d'idées, les visions utopiques
de l'ère portapak de la vidéo peuvent
sembler curieuses à une époque où
le caméscope est devenu omniprésent. Pourtant,
il est aisé de comprendre comment la reconnaissance
du pouvoir et du potentiel poétique de la vidéo
en temps réel et de la simulation enregistrée
de la lecture en temps réel a eu un tel mordant
ontologique et a inspiré tant d'expériences
artistiques intéressantes et tant de spéculation
chez les auteurs de RS. Certains des articles et, oui,
des diatribes dans les volumes complets de Radical
Software peuvent paraître dépassés
aujourd'hui. Toutefois, force est de reconnaître
que les aspirations et les préoccupations des
hommes et des femmes qui ont contribué à
RS étaient très prémonitoires.
Car ce qui réside au cur de leur entreprise
n'était rien de moins que la constatation du
fait que la structure des communications avait changé
pour toujours. Ce n'était pas la proposition
ou la perspective d'un changement, mais plutôt
le fait qu'une transformation radicale avait déjà
eu lieu dans l'esprit de ces gens, et c'était
maintenant leur devoir collectif et leur obligation
sociale de prendre en mains ce « changement
de paradigme ».
Ce n'est pas qu'ils décodaient correctement
chaque signe. Par exemple, la télévision
par câble était surtout importante du fait
qu'elle signalait la fin d'une économie et le
début d'une autre plus grande et en expansion.
L'ancien paradigme se résumait à une économie
de rareté appuyant un contrôle social centralisé.
Une économie d'abondance était en formation,
bien que peu puissent imaginer l'ampleur du changement
qu'imposerait l'économie de l'information du
XXIe siècle.
Le portapak, et le potentiel social/esthétique
des visions poétiques et des voix indépendantes
rendu possible par cet outil, équivalait à
viser la lune. À l'exception de Nam June Paik,
qui se demandait « Combien de temps reste-t-il
avant que chaque artiste ne soit sa propre station de
télévision ? », personne n'a
pressenti que vingt ans après la fin de la publication
de RS, l'Internet fournirait le cadre technologique
pour la véritable révolution dans la structure
des communications de masse.
Même s'ils ne déchiffraient pas comme
il faut chaque signe, ils arrivaient à en prévoir
bon nombre. À l'instar de Fuller, ils considéraient
les communications et les médias comme des questions
écologiques, et ont fait de l'écologie
des médias un sujet fréquemment abordé
dans Radical Software, imposant une large perspective
théorique sur ce qui aurait facilement pu être
vu comme une simple question politique.
Ils ont exploré l'impact des communications
en temps réel par satellite, et l'admission par
Fuller que de nouveaux cadres médiatiques plus
grands de référence renfermeraient toutes
les formes antérieures, en les transformant et
en permettant de les voir comme la base de la production
d'art.
Ils se sont attaqués au rôle de nouveaux
médias en éducation. Les préoccupations
et les occasions de changement soulevées par
un numéro spécial de RS consacré
à l'éducation faisaient écho aux
questions soulevées d'abord par Nam June Paik,
qui a offert un article intitulé « Education
For The Paperless Society »au premier numéro
de RS.
En fait, la plupart des questions qui caractérisent
les débats d'aujourd'hui sur la place convenable
et l'impact des nouveaux médias dans notre vie
se trouvaient énoncées dans les pages
de Radical Software. En parcourant les pages
numérisées de RS, on peut se demander
comment ces préoccupations d'il y a trente ans
se traduisent dans notre réflexion actuelle sur
les médias, le changement social et notre responsabilité
collective d'agir.
Sommes-nous clairs au sujet de l'impact que les nouveaux
médias continuent d'avoir sur l'autonomisation
de communautés auparavant sans voix ? Trente
ans après le numéro spécial de
RS sur les communautés, la ré-émergence
de l'idée de communauté est peut-être
le caractère déterminant du développement
non commercial d'Internet.
Avons-nous trouvé un équilibre entre
les formes corporatives et personnelles des communications
de masse ? La question du fossé numérique
indique-t-elle qu'il nous reste beaucoup à faire
pour donner véritablement voix au chapitre aux
pauvres encore sans voix du monde ? Privilégions-nous
encore des structures de communication à une
voie ou avons-nous vraiment épousé le
potentiel bidirectionnel et multivoies des médias,
affranchi des relations de pouvoir implicites des anciennes
structures de médias ? Toutes ces questions,
soulevées et débattues, constituaient
le noyau du contenu critique de Radical Software.
L'accessibilité en ligne de Radical Software
est un événement extraordinaire. En continuant
d'explorer les qualités et les capacités
distinctives de la technologie d'aujourd'hui et le matériel
radical qu'elle engendre, nous savons que les réflexions
de Radical Software sont plus importantes que
jamais.
David A. Ross, février 2003
|